Passer la frontiĂšre dâun nouveau pays est toujours un moment excitant. Lâinconnu vous tend les bras, une nouvelle page sâouvre et on se demande Ă quelle sauce on va bien pouvoir ĂȘtre mangĂ©.Â
Lorsque je dĂ©barque en octobre 2022 Ă Zahedan pour passer la frontiĂšre Iran - Pakistan, lâexcitation habituelle est pourtant teintĂ©e dâune bonne dose dâangoisse.Â
Je ne quitte lâIran quâĂ contrecĆur, forcĂ© par une situation politique qui sâest fortement dĂ©gradĂ©e. Amoureux de la Perse, ayant souvent visitĂ© le pays et ayant participĂ© Ă des recherches acadĂ©miques aussi bien quâĂ des manifestations, je cours le risque dâĂȘtre arrĂȘtĂ© Ă tout moment.Â
Jâai conscience que les chances sont faibles, mais avec mon profil je ne peux pas jouer la carte du touriste idiot, et les consĂ©quences seraient dramatiques; de la libertĂ© la plus absolue Ă la dĂ©tention dans un des pires endroits du monde en un claquement de doigts.Â
Jâai demandĂ© et obtenu le visa pakistanais, et viens de traverser en une nuit le sud-est iranien dĂ©sertique, Ă bord dâun bus local oĂč je suis le seul Ă©tranger.Â
Ă lâaurore, le bus sâest arrĂȘtĂ© pour permettre aux croyants dâaller prier face Ă lâastre qui s'Ă©levait parmi les collines arides. Lorsquâon nous a arrĂȘtĂ©s au checkpoint et que les militaires sont montĂ©s Ă bord du bus, jâai senti que tout se jouait maintenant, et que câĂ©tait mon tour de dire une priĂšre. Â
Les regards des militaires ont glissĂ© sur moi sans sâarrĂȘter, et me voici maintenant Ă quelques kilomĂštres de la frontiĂšre pakistanaise, et donc dâune relative sĂ©curitĂ©.Â
Je nĂ©gocie mon passage avec un taxi local, puis parviens Ă passer la frontiĂšre aprĂšs une petite heure dâinterrogatoire par les agents du rĂ©gime de TĂ©hĂ©ran.Â
Jâentre au Pakistan et peux enfin respirer plus librement. Je rĂ©alise, seulement alors, Ă quel point la situation mâa pesĂ© au cours des derniĂšres semaines.Â
Je suis pourtant loin dâĂȘtre sorti dâaffaire.Â
Arrivée à la frontiÚre pakistanaise et soulagement.
La frontiĂšre Iran / Pakistan a ceci de spĂ©cial quâelle se situe au Balouchistan, rĂ©gion martyre divisĂ©e entre Iran, Pakistan et Afghanistan.Â
Dans cette zone dĂ©sertique et montagneuse, riche par les ressources mais appauvrie par les Etats qui vampirisent ses richesses, des groupes indĂ©pendantistes mĂšnent une guĂ©rilla dâindĂ©pendance. Si la zone est relativement pacifiĂ©e, elle demeure la plus pauvre et dangereuse du Pakistan, et il est fermement interdit de sây rendre pour les Pakistanais comme pour les voyageurs.Â
Le passage de frontiĂšre prendra entre 4 et 5 jours, puisque je serais escortĂ© par un corps dâarmĂ©e spĂ©cial, les âLeviesâ, qui se relaieront pour nous amener jusquâaux limites de ce grand territoire.Â
Ăa commence mal, un gĂ©nĂ©ral est en visite dans le coin et je vais devoir attendre 24h de plus avant que mon escorte soit disponible.
Interdiction de sortir de la station de police qui jouxte la frontiĂšre, alors je prends mon mal en patience. Heureusement, un des chefs de la station de police parle anglais, et il me tient compagnie de temps en temps, principalement en mâamenant des biĂšres (Ă boire en secret) et en me montrant des extraits de son impressionnante collection de films pornos.Â
La station des Levies de TaftanMon ami le chef de la station de Taftan
AprĂšs 36h Ă patienter dans la salle dâattente qui me sert de chambre, je mâestime heureux de pouvoir partir. Jâai lu sur lâunique armoire de la piĂšce, qui sert de journal commun aux voyageurs de passage, que certains ont passĂ© plus dâune semaine ici.Â
La plupart de ceux qui affrontent cette frontiĂšre sont vĂ©hiculĂ©s, mon statut dâauto-stoppeur implique donc que je vais passer beaucoup de temps Ă lâarriĂšre des pick-ups brinquebalants quâutilisent les Levies.Â
Câest comme cela que je verrais le Baloutchistan, de lâarriĂšre dâun pick up militaire ou Ă travers les vitres de voitures de police.Â
Un couple de belges voyageant en van mâa rejoint la veille, ils me proposent de passer le trajet dans leur petit vĂ©hicule tout confort, mais je prĂ©fĂšre dĂ©cliner. Ce nâest pas tous les jours quâon peut respirer lâodeur du sable baloutche, et voyager dans un pick-up de lâarmĂ©e.Â
Nous quittons Taftan tĂŽt le matin, lâescorte se constitue de deux Levies armĂ©s de kalachnikovs. Elle est la premiĂšre d'une longue sĂ©rie, une vingtaine dâĂ©quipes se relaieront sur le millier de kilomĂštres qui nous sĂ©parent encore des bordures de la province.Â
Lâaventure commence, et mĂȘme si je ne dĂ©cide plus de rien je me sens libre, debout Ă lâarriĂšre du 4X4 qui avale les premiers kilomĂštres de dĂ©sert.Â
DĂ©part de Taftan
Un Pick-up des Levies
Des chameaux en semi-libertĂ© baladent leurs silhouettes sur l'horizon, et les seuls vĂ©hicules Ă nous dĂ©passer sont des pickâup de trafiquants, chargĂ©s de grands fĂ»ts pleins de pĂ©trole iranien.
La contrebande est une tradition baloutche ancestrale.Â
Notre premier objectif est de rallier Quetta, la capitale du Baloutchistan pakistanais, dont la rĂ©putation sur les forums de voyage oscille entre âhorribleâ et âaffreuxâ.Â
Ce nâest quâĂ 600 kilomĂštres, mais certains voyageurs mettent trois jours Ă lâatteindre. On nous assure nĂ©anmoins que pour nous cela ne prendra quâune journĂ©e, plus pour couper court Ă nos questions quâautre chose.Â
Tous les 40 kilomĂštres, changement dâĂ©quipe, pause thĂ© et attente de lâescorte suivante.Â
On balargue mon sac de 4X4 en vieille guimbarde dĂ©gulinguĂ©e, je monte m'assoir avec les militaires Ă lâarriĂšre, ou coincĂ© entre deux policiers de mon Ăąge sur la banquette avant et câest reparti, sur ce ruban de bitume qui fend les sables du dĂ©sert et serpente entre les massifs rocheux aux formes aigĂŒes et agressives.Â
Pause thé dans le désert avec les amis belges
J'attends la nouvelle escorte en essayant le pistolet d'un des soldats et je me sens comme un cowboy
Le premier jour sâachĂšve Ă Dalbandin, poste de police intermĂ©diaire dans une ville dĂ©sertique oĂč nous passerons la nuit.Â
Mes amis belges dormiront dans leur van, quant Ă moi je pose mon tapis de sol dans le bureau du commissaire. Un coup de tĂ©lĂ©phone pour rassurer les parents, sous les yeux des prisonniers qui patientent dans une grande cage construite dans la cour de la station de police, puis je mâendors sous le regard des anciens commissaires dont les portraits ornent le bureau froid et impersonnel.Â
Les prisonniers de Dalbandin : la plupart sont ici pour des affaires de contrebande.Fin de journée à Dalbandin
Le lendemain câest reparti, les escortes se succĂšdent Ă nouveau jusquâĂ lâentrĂ©e en dĂ©but dâaprĂšs-midi dans la fameuse et redoutĂ©e Quetta. Nous avons pu la gagner en deux jours car le van des deux belges est rĂ©cent et rapide, la route peut prendre jusquâĂ 4 jours pour les familles voyageant dans de gros camions confortables.Â
Il me faut ici ĂȘtre honnĂȘte, je ne suis pas hyper rassurĂ© non plus. Quetta ressemble Ă un stĂ©rĂ©otype amĂ©ricain du Moyen-Orient. La ville est poussiĂ©reuse, chaotique et les hommes ont les mĂȘmes look que dans les films de guerre oĂč ils affrontent les braves Marines des USA (Greatest Country on Earth / Champion of Freedom).Â
Jâai lâimpression dâĂ©voluer dans une map de Call of Duty, assis Ă lâarriĂšre dâune moto et encadrĂ© de membres des forces spĂ©ciales, qui ont un style bien plus martial que les gentils policiers du dĂ©sert.Â
Un gentil Levies à qui j'ai fait essayer la crÚme solaire (pas sûr qu'il ait compris le concept).
Je suis emmenĂ© Ă l'HĂŽtel âBloom Starâ, cĂ©lĂšbre parmi les voyageurs qui empruntent cette route pour ĂȘtre affreux mais câest de toute façon lâun des seuls de la ville, et le seul suffisamment sĂ©curisĂ© pour que les touristes soient autorisĂ©s Ă y sĂ©journer.
Le lendemain, je dĂ©couvre les plaisirs de la bureaucratie pakistanaise. On me balade de bureau en bureau, pour obtenir un NOC (Non Objection Certificate), qui sert Ă acter le fait que le gouvernement pakistanais est au courant de ma visite du Baloutchistan. Une fois obtenu ce papier, jâai thĂ©oriquement le droit de quitter le Baloutchistan en bus, mais mon escorte nâayant pas le temps de mâemmener Ă la station de bus, je perds une journĂ©e et doit refaire lâintĂ©gralitĂ© des dĂ©marches le lendemain. Jâapprendrai le soir que câest parce quâun commissariat a Ă©tĂ© attaquĂ© Ă la grenade, ce qui a occupĂ© lâattention des forces de sĂ©curitĂ©.Â
Je vis ce soir lĂ ma propre tentative dâattentat : alors que je dĂ©guste le poulet âbiriyaniâ qui est devenu mon quotidien, je sors de ma bouche un long clou rouillĂ© que jâai eu la chance de ne pas me planter dans le palais.Â
Le lendemain soir, je prends enfin le bus pour Islamabad (20h de trajet), et une moto escortera mon bus jusquâau limites de la province, forçant ainsi des arrĂȘts rĂ©guliers lors desquels des hommes en armes montent dans le bus, me rĂ©veillent, prennent une photo de ma tĂȘte dâendormi, puis descendent en refilant le paquet Ă lâĂ©quipe suivante.Â
Je nâai pas la prĂ©tention de comprendre quoi que ce soit au Baloutchistan, puisque câest le seul territoire de la route dont je nâai pas senti le sol sous mes semelles.Â
Jâai dĂ©couvert cette contrĂ©e de lâarriĂšre dâun pick-up, et nâai pas pu discuter avec les locaux, tester leur hospitalitĂ© ou les interroger sur leurs rĂ©alitĂ©s.
Je sais nĂ©anmoins que câest une Ă©tendue de terre martyre de la nature et des hommes, et les vellĂ©itĂ©s indĂ©pendantistes ne me semblent pas dĂ©placĂ©es quand on voit comme les baloutches sont traitĂ©s des deux cĂŽtĂ©s de la frontiĂšre.Â
Câest lĂ -bas que jâai Ă©tĂ© le plus marquĂ© par la misĂšre, et que jâai tenu une kalash dans mes mains pour la premiĂšre fois, je mâen souviendrais donc probablement toute ma vie.Â
La prochaine fois que j'irai au Baloutchistan, ce sera pour écouter sa musique, découvrir sa culture et goûter sa spécialité : le poulet au lance-flamme.
Photos bonus :
Sous haute protection
Les beaux camions pakistanais (souvent légÚrement surchargés)
La premiĂšre fois que j'ai tenu une arme
Un Levies de Dalbandin qui m'escorte jusqu'au restaurant pour manger mon 1er poulet Biriyani
Rencontres et discussions avec des soldats sympas.
Pause photoComment j'ai visité le Baloutchistan.