Les chroniques du monde qui coule

Paris - Katmandou en autostop. Parti à la découverte du monde et des humains, je vous propose ici un témoignage pseudo-journalistique, à hauteur d'homme et de paysage.

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Par Les Chroniques du monde qui coule (Hippolyte)
15 juin · 4 mn à lire
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đŸ‡«đŸ‡· - Le Baloutchistan par la fenĂȘtre

🇬🇧 - Windows on Balochistan

Passer la frontiĂšre d’un nouveau pays est toujours un moment excitant. L’inconnu vous tend les bras, une nouvelle page s’ouvre et on se demande Ă  quelle sauce on va bien pouvoir ĂȘtre mangĂ©. 
Lorsque je dĂ©barque en octobre 2022 Ă  Zahedan pour passer la frontiĂšre Iran - Pakistan, l’excitation habituelle est pourtant teintĂ©e d’une bonne dose d’angoisse. 
Je ne quitte l’Iran qu’à contrecƓur, forcĂ© par une situation politique qui s’est fortement dĂ©gradĂ©e. Amoureux de la Perse, ayant souvent visitĂ© le pays et ayant participĂ© Ă  des recherches acadĂ©miques aussi bien qu’à des manifestations, je cours le risque d’ĂȘtre arrĂȘtĂ© Ă  tout moment. 
J’ai conscience que les chances sont faibles, mais avec mon profil je ne peux pas jouer la carte du touriste idiot, et les consĂ©quences seraient dramatiques; de la libertĂ© la plus absolue Ă  la dĂ©tention dans un des pires endroits du monde en un claquement de doigts. 


J’ai demandĂ© et obtenu le visa pakistanais, et viens de traverser en une nuit le sud-est iranien dĂ©sertique, Ă  bord d’un bus local oĂč je suis le seul Ă©tranger. 
À l’aurore, le bus s’est arrĂȘtĂ© pour permettre aux croyants d’aller prier face Ă  l’astre qui s'Ă©levait parmi les collines arides. Lorsqu’on nous a arrĂȘtĂ©s au checkpoint et que les militaires sont montĂ©s Ă  bord du bus, j’ai senti que tout se jouait maintenant, et que c’était mon tour de dire une priĂšre.  
Les regards des militaires ont glissĂ© sur moi sans s’arrĂȘter, et me voici maintenant Ă  quelques kilomĂštres de la frontiĂšre pakistanaise, et donc d’une relative sĂ©curitĂ©. 

Je nĂ©gocie mon passage avec un taxi local, puis parviens Ă  passer la frontiĂšre aprĂšs une petite heure d’interrogatoire par les agents du rĂ©gime de TĂ©hĂ©ran. 
J’entre au Pakistan et peux enfin respirer plus librement. Je rĂ©alise, seulement alors, Ă  quel point la situation m’a pesĂ© au cours des derniĂšres semaines. 
Je suis pourtant loin d’ĂȘtre sorti d’affaire. 

Arrivée à la frontiÚre pakistanaise et soulagement. Arrivée à la frontiÚre pakistanaise et soulagement.

La frontiĂšre Iran / Pakistan a ceci de spĂ©cial qu’elle se situe au Balouchistan, rĂ©gion martyre divisĂ©e entre Iran, Pakistan et Afghanistan. 
Dans cette zone dĂ©sertique et montagneuse, riche par les ressources mais appauvrie par les Etats qui vampirisent ses richesses, des groupes indĂ©pendantistes mĂšnent une guĂ©rilla d’indĂ©pendance. Si la zone est relativement pacifiĂ©e, elle demeure la plus pauvre et dangereuse du Pakistan, et il est fermement interdit de s’y rendre pour les Pakistanais comme pour les voyageurs. 
Le passage de frontiĂšre prendra entre 4 et 5 jours, puisque je serais escortĂ© par un corps d’armĂ©e spĂ©cial, les “Levies”, qui se relaieront pour nous amener jusqu’aux limites de ce grand territoire. 

Ça commence mal, un gĂ©nĂ©ral est en visite dans le coin et je vais devoir attendre 24h de plus avant que mon escorte soit disponible.
Interdiction de sortir de la station de police qui jouxte la frontiùre, alors je prends mon mal en patience. Heureusement, un des chefs de la station de police parle anglais, et il me tient compagnie de temps en temps, principalement en m’amenant des biùres (à boire en secret) et en me montrant des extraits de son impressionnante collection de films pornos. 

La station des Levies de TaftanLa station des Levies de TaftanMon ami le chef de la station de TaftanMon ami le chef de la station de Taftan


AprĂšs 36h Ă  patienter dans la salle d’attente qui me sert de chambre, je m’estime heureux de pouvoir partir. J’ai lu sur l’unique armoire de la piĂšce, qui sert de journal commun aux voyageurs de passage, que certains ont passĂ© plus d’une semaine ici. 




La plupart de ceux qui affrontent cette frontiĂšre sont vĂ©hiculĂ©s, mon statut d’auto-stoppeur implique donc que je vais passer beaucoup de temps Ă  l’arriĂšre des pick-ups brinquebalants qu’utilisent les Levies. 
C’est comme cela que je verrais le Baloutchistan, de l’arriùre d’un pick up militaire ou à travers les vitres de voitures de police. 

Un couple de belges voyageant en van m’a rejoint  la veille, ils me proposent de passer le trajet dans leur petit vĂ©hicule tout confort, mais je prĂ©fĂšre dĂ©cliner. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut respirer l’odeur du sable baloutche, et voyager dans un pick-up de l’armĂ©e. 


Nous quittons Taftan tĂŽt le matin, l’escorte se constitue de deux Levies armĂ©s de kalachnikovs. Elle est la premiĂšre d'une longue sĂ©rie, une vingtaine d’équipes se relaieront sur le millier de kilomĂštres qui nous sĂ©parent encore des bordures de la province. 

L’aventure commence, et mĂȘme si je ne dĂ©cide plus de rien je me sens libre, debout Ă  l’arriĂšre du 4X4 qui avale les premiers kilomĂštres de dĂ©sert. 

DĂ©part de TaftanDĂ©part de Taftan

Un Pick-up des LeviesUn Pick-up des Levies

Des chameaux en semi-libertĂ© baladent leurs silhouettes sur l'horizon, et les seuls vĂ©hicules Ă  nous dĂ©passer sont des pick’up de trafiquants, chargĂ©s de grands fĂ»ts pleins de pĂ©trole iranien.

La contrebande est une tradition baloutche ancestrale. 


Notre premier objectif est de rallier Quetta, la capitale du Baloutchistan pakistanais, dont la rĂ©putation sur les forums de voyage oscille entre “horrible” et “affreux”. 
Ce n’est qu’à 600 kilomĂštres, mais certains voyageurs mettent trois jours Ă  l’atteindre. On nous assure nĂ©anmoins que pour nous cela ne prendra qu’une journĂ©e, plus pour couper court Ă  nos questions qu’autre chose. 

Tous les 40 kilomĂštres, changement d’équipe, pause thĂ© et attente de l’escorte suivante. 
On balargue mon sac de 4X4 en vieille guimbarde dĂ©gulinguĂ©e, je monte m'assoir avec les militaires Ă  l’arriĂšre, ou coincĂ© entre deux policiers de mon Ăąge sur la banquette avant et c’est reparti, sur ce ruban de bitume qui fend les sables du dĂ©sert et serpente entre les massifs rocheux aux formes aigĂŒes et agressives. 

Pause thé dans le désert avec les amis belgesPause thé dans le désert avec les amis belges

J'attends la nouvelle escorte en essayant le pistolet d'un des soldats et je me sens comme un cowboyJ'attends la nouvelle escorte en essayant le pistolet d'un des soldats et je me sens comme un cowboy

Le premier jour s’achĂšve Ă  Dalbandin, poste de police intermĂ©diaire dans une ville dĂ©sertique oĂč nous passerons la nuit. 
Mes amis belges dormiront dans leur van, quant Ă  moi je pose mon tapis de sol dans le bureau du commissaire. Un coup de tĂ©lĂ©phone pour rassurer les parents, sous les yeux des prisonniers qui patientent dans une grande cage construite dans la cour de la station de police, puis je m’endors sous le regard des anciens commissaires dont les portraits ornent le bureau froid et impersonnel. 

Les prisonniers de Dalbandin : la plupart sont ici pour des affaires de contrebande.Les prisonniers de Dalbandin : la plupart sont ici pour des affaires de contrebande.Fin de journée à Dalbandin Fin de journée à Dalbandin

Le lendemain c’est reparti, les escortes se succĂšdent Ă  nouveau jusqu’à l’entrĂ©e en dĂ©but d’aprĂšs-midi dans la fameuse et redoutĂ©e Quetta. Nous avons pu la gagner en deux jours car le van des deux belges est rĂ©cent et rapide, la route peut prendre jusqu’à 4 jours pour les familles voyageant dans de gros camions confortables. 

Il me faut ici ĂȘtre honnĂȘte, je ne suis pas hyper rassurĂ© non plus. Quetta ressemble Ă  un stĂ©rĂ©otype amĂ©ricain du Moyen-Orient. La ville est poussiĂ©reuse, chaotique et les hommes ont les mĂȘmes look que dans les films de guerre oĂč ils affrontent les braves Marines des USA (Greatest Country on Earth / Champion of Freedom). 
J’ai l’impression d’évoluer dans une map de Call of Duty, assis Ă  l’arriĂšre d’une moto et encadrĂ© de membres des forces spĂ©ciales, qui ont un style bien plus martial que les gentils policiers du dĂ©sert. 

Un gentil Levies à qui j'ai fait essayer la crÚme solaire (pas sûr qu'il ait compris le concept).Un gentil Levies à qui j'ai fait essayer la crÚme solaire (pas sûr qu'il ait compris le concept).

Je suis emmenĂ© Ă  l'HĂŽtel “Bloom Star”, cĂ©lĂšbre parmi les voyageurs qui empruntent cette route pour ĂȘtre affreux mais c’est de toute façon l’un des seuls de la ville, et le seul suffisamment sĂ©curisĂ© pour que les touristes soient autorisĂ©s Ă  y sĂ©journer.


Le lendemain, je dĂ©couvre les plaisirs de la bureaucratie pakistanaise. On me balade de bureau en bureau, pour obtenir un NOC (Non Objection Certificate), qui sert Ă  acter le fait que le gouvernement pakistanais est au courant de ma visite du Baloutchistan. Une fois obtenu ce papier, j’ai thĂ©oriquement le droit de quitter le Baloutchistan en bus, mais mon escorte n’ayant pas le temps de m’emmener Ă  la station de bus, je perds une journĂ©e et doit refaire l’intĂ©gralitĂ© des dĂ©marches le lendemain. J’apprendrai le soir que c’est parce qu’un commissariat a Ă©tĂ© attaquĂ© Ă  la grenade, ce qui a occupĂ© l’attention des forces de sĂ©curitĂ©. 
Je vis ce soir lĂ  ma propre tentative d’attentat : alors que je dĂ©guste le poulet “biriyani” qui est devenu mon quotidien, je sors de ma bouche un long clou rouillĂ© que j’ai eu la chance de ne pas me planter dans le palais. 

Le lendemain soir, je prends enfin le bus pour Islamabad (20h de trajet), et une moto escortera mon bus jusqu’au limites de la province, forçant ainsi des arrĂȘts rĂ©guliers lors desquels des hommes en armes montent dans le bus, me rĂ©veillent, prennent une photo de ma tĂȘte d’endormi, puis descendent en refilant le paquet Ă  l’équipe suivante. 



Je n’ai pas la prĂ©tention de comprendre quoi que ce soit au Baloutchistan, puisque c’est le seul territoire de la route dont je n’ai pas senti le sol sous mes semelles. 
J’ai dĂ©couvert cette contrĂ©e de l’arriĂšre d’un pick-up, et n’ai pas pu discuter avec les locaux, tester leur hospitalitĂ© ou les interroger sur leurs rĂ©alitĂ©s.
Je sais nĂ©anmoins que c’est une Ă©tendue de terre martyre de la nature et des hommes, et les vellĂ©itĂ©s indĂ©pendantistes ne me semblent pas dĂ©placĂ©es quand on voit comme les baloutches sont traitĂ©s des deux cĂŽtĂ©s de la frontiĂšre. 
C’est lĂ -bas que j’ai Ă©tĂ© le plus marquĂ© par la misĂšre, et que j’ai tenu une kalash dans mes mains pour la premiĂšre fois, je m’en souviendrais donc probablement toute ma vie. 
La prochaine fois que j'irai au Baloutchistan, ce sera pour écouter sa musique, découvrir sa culture et goûter sa spécialité : le poulet au lance-flamme.

Photos bonus :

Sous haute protectionSous haute protection
Les beaux camions pakistanais (souvent légÚrement surchargés)Les beaux camions pakistanais (souvent légÚrement surchargés)

La premiĂšre fois que j'ai tenu une armeLa premiĂšre fois que j'ai tenu une arme

Un Levies de Dalbandin qui m'escorte jusqu'au restaurant pour manger mon 1er poulet BiriyaniUn Levies de Dalbandin qui m'escorte jusqu'au restaurant pour manger mon 1er poulet Biriyani

Rencontres et discussions avec des soldats sympas.Rencontres et discussions avec des soldats sympas.

Pause photoPause photoComment j'ai visité le Baloutchistan.Comment j'ai visité le Baloutchistan.