Les chroniques du monde qui coule

Paris - Katmandou en autostop. Parti à la découverte du monde et des humains, je vous propose ici un témoignage pseudo-journalistique, à hauteur d'homme et de paysage.

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Par Les Chroniques du monde qui coule (Hippolyte)
15 juin · 9 mn à lire
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🇫🇷 - Le marché d'armes

🇬🇧 - The gun market

🇫🇷🇫🇷🇫🇷

Aujourd’hui, nous prenons la machine à remonter le temps pour retourner au Pakistan, et que je vous raconte mon infiltration dans les territoires tribaux pachtouns…
Accrochez vous à vos barbes, et enjoy the ride.

PS: vous pouvez retrouver le compte rendu vidéo. de cette journée sur mon instagram

Au pied de la mythique Khyber Pass, passage millénaire trouant les montagnes de l’Hindu Kush et permettant de relier l’Asie Mineure au sous-continent indien, la ville de Peshawar est depuis toujours un carrefour du commerce et des migrations. 
C’est aussi un joyeux bordel.

Les métropoles pakistanaises ne sont déjà pas réputées pour l’organisation et le confort, mais ce point de rencontre où se mêlent réfugiés afghans, guerriers baloutches et des miséreux des 4 coins du monde bat des records. Décrire l’enchevêtrement des corps sombres, des animaux maigres et des machines graisseuses prendrait plusieurs pages et épuiserait le champ lexical du désordre. 
Je ne suis pas facile à choquer, mais je dois avouer qu’en traversant la ville et en ondulant dans son trafic humain, je me suis parfois demandé ce que foutais là. 
Maintenant, les immeubles gris ont fait place aux champs, et les faubourgs s’éloignent vite derrière ma moto lancée à pleine allure. Il faut toujours éviter les charrettes tirées par des ânes et conduites par des enfants, ainsi que les camions propulsés par du pétrole et conduits par des malades, mais ça fait partie des nouveaux talents que j’ai développés ici. 

Une ruelle de PeshawarUne ruelle de Peshawar

Les checkpoints ne me font pas perdre de temps aujourd’hui. 
C’est vrai qu’avec la tenue locale, le chapeau pachtoune et la moto pakistanaise, il est difficile de deviner que je suis un étranger. La longue barbe que j’ai laissée pousser est aussi à la mode du coin (un classique dont les habitants ne devraient pas se lasser de sitôt) !

Je suis maintenant en zone tribale. Si la région fait partie du Pakistan depuis sa création en 1947, les locaux sont d’un naturel un peu soupe-au-lait, et ils n’aiment pas qu’on mette le nez dans leurs affaires. Les officiels du Punjab et du Sindh ont vite compris qu’il n’allait pas être facile de dicter leurs conduites aux seigneurs tribaux, et ils ont négocié un statut particulier pour la région.
La société s’organise donc comme elle s’est toujours organisée ici, de façon radicalement patriarcale et autour des deux valeurs reines des pachtouns : le sens de l’honneur et celui de l’hospitalité.  
Une autre question sur laquelle les locaux se sont montrés intraitables, c’est celle des armes. Indissociables de la virilité pachtoun, et nécessaire au maintien de l’honneur des guerriers, elle faisait déjà l’objet d’une autorisation spéciale du temps de l’Empire Britannique. 
Ma destination du jour est une petite ville au sud de Peshawar, dont le nom est pourtant connu de tous les habitants du pays, et figure en bonne place dans les livres d’histoire : Dara Adam Khel. 

J’ai passé le dernier checkpoint en me faufilant derrière un des camions énormes, qui apportent le métal et le charbon qui font fonctionner les ateliers. Je débarque maintenant sur la rue centrale, qui est le point névralgique de toutes les bourgades pakistanaises.
Être ici est formellement interdit aux étrangers s’ils ne sont pas accompagnés d’une escorte. 
Heureusement, personne ne semble deviner le “Gora” (blanc) sous mes habits pakistanais pour l’instant, et j’entreprends d’explorer la zone. 
Si l’on retrouve les habituels marchands de légumes, de tabac et les étals de boucher à l’air libre, certaines enseignes ont des devantures plus inhabituelles. 

Comme je l’avais prévu, l’AK47 règne ici sans partage, mais la diversité des armes en vitrine reste impressionante. On y retrouve des fusils mythiques comme le M4A1 de l’armée américaine, des dagues datant de l’empire moghol et des Beretta “plaqué or” qui seraient tout à fait à leurs place entre les mains d’un chef de cartel mexicain. 
Un marchand, intrigué par ma curiosité et mon apparence m’interpelle, et m’invite à m'asseoir dans sa boutique ouverte sur la rue. On sous-estime combien le “white privilege” ouvre de portes dans un pays avec un tourisme presque nul. Le thé noir traditionnel, mélangé avec du lait et des épices est servi par dessus des pistolets Glock, négligemment posés là. 

Beretta plaqué orBeretta plaqué or

Business as usualBusiness as usual

Arrivé à ce point du récit, il me semble important d’expliquer mon rapport aux armes, pour éviter tout procès d’intention potentiel. 
Si je suis fondamentalement attaché aux valeurs de la paix, de la fraternité et de l’amour, il serait malhonnête de ma part de nier une certaine fascination pour les objets de mort. 
N’étant que le fruit de ma socialisation, j’en attribue les racines à une société qui héroïse les guerriers, et dont les petits garçons sont entraînés à la fascination de la guerre par les jeux, les livres, les films… 
C’est le petit garçon que je fût dont le coeur s’accélère lorsqu’on lui met pour la première fois une kalashnikov entre les mains, mais l’homme que je suis devenu refuse tout net l’idée de l’utiliser contre un autre être humain. 

Laissant mon hôte, dont la sympathie n’efface pas le fait que la barrière de nos idiomes se dresse entre nous, je me plonge dans les contre-allées et les venelles qui débouchent sur l’axe principal. Comme souvent au Pakistan, le travail s’y fait dans des conditions d’un autre âge, et les visages noirs de graisse et de fumée restent concentrés sur les tâches qu’ils effectuent à même le trottoir. 
La scène est saisissante, car ce qui est pressé pièce à pièce, et à main d’homme, c’est les cartouches dorées et pointues qui sont responsables de tant de malheurs et de pleurs par le monde. La besogne répétitive et son but macabre n’empêchent nullement les hommes de sourire, et de dévisager curieusement cet étranger, qui ressemble à un local mais qui sent quand même très fort le touriste ! 
Toutes les étapes de la fabrication d’une arme défilent sous mes yeux. Celui-là taille le bois qui fera la crosse, celui-ci travaille le métal qui deviendra le canon. 

De retour sur l’artère principale, j’évite les uniformes en changeant de trottoir, et décide de m’acheter un couteau pour les nuits de bivouac. Afin d’entamer les négociations, il me faut bien ouvrir la bouche, ce qui revient à brûler ma couverture, puisque j’ai le niveau d’Urdu d’un enfant de 5 ans. 
La chance me sourit alors, puisque dans l’échoppe voisine, un marchand d’armes jeune et débonnaire parle un anglais parfait, et qu’il se charge immédiatement de m’aider dans les tractations, puis m’invite à rejoindre sa boutique. Assis au fond de l’échoppe ouverte traditionnellement sur la rue, des hommes sont en pleine négociations. Assis en tailleur sur des tapis, ils boivent du thé chaud et discutent du prix d’achat de trois fusils d’assaut. Je prends place à l’entrée de la boutique avec Najeeb, mon nouvel ami, pour faire plus amplement connaissance. 

Il est ingénieur en informatique à Peshawar, mais la vente d’armes est le business familial, et ses frères et lui ont désormais la charge de la boutique de leur père. 
Les tractations ont pris fin, les deux partis se séparent en échangeant des poignées de main; les acheteurs reviendront demain avec l’argent pour finaliser la vente. 
Les frères de mon nouvel ami sont aussi sympa et hospitaliers que lui, et les délicieux thés aux épices s’enchainent. Avoir des invités est un honneur, et un devoir chez les pachtouns, et encore plus quand il s’agit d’étranger. Je suis très à l’aise, et je peux poser toutes les questions qui me traversent l’esprit pendant que les calibres défilent entre mes mains. 

Oui le business est bon, et non, ils ne sont pas inquiets de la situation politique. Les armes sont un business “stable”, bien que les ventes soient évidemment influencées par l’actualité. Oui, ils savent où trouver des lance-roquettes, mais ils n’en vendent pas eux mêmes. Je suis en train de commencer à poser des questions sur l’organisation tribale, et leur rapport au féminisme à mes nouveaux amis quand trois uniformes débarquent dans la boutique. 
Il semblerait qu’on m’ait balancé… 

L’avantage dans ce genre de village, c’est que comme tout le monde appartient à la même tribu, il y a toujours moyen de s’arranger. Mes hôtes et les policiers barbus se connaissent depuis toujours, et je dispose donc d’interprètes et de négociateurs acquis à ma cause pour expliquer ce que je fous sans permis au milieu d’une zone interdite. Dans ces cas, il vaut mieux jouer la franchise en regardant les agents bien droits dans les yeux et présenter des excuses. Mes nouveaux amis obtiennent des officiers que je puisse demeurer avec eux le temps de déjeuner et de tirer quelques cartouches. 

Ça tombe bien, le repas arrive, et le représentant de la loi qu’on a assigné à ma garde s’assoit avec nous pour profiter d’un repas de fête, un délicieux ragoût de mouton aux épices. 

Mon nouveau garde du corps ! Mon nouveau garde du corps !

Nous nous asseyons en cercle sur le tapis, dans l’échoppe au murs couverts d’armes automatiques, et partageons le repas dans la bonne ambiance, à la mode pakistanaise. Chacun se sert avec les mains et des morceaux de pain dans le plat commun, et l’on fait bien attention à laisser aux invités les meilleurs morceaux; il en va de l’honneur de la famille.

Après le repas, on demande à notre nouvel ami de la maréchaussée si ça ne le dérange pas que j’aille tirer avant de quitter la zone, ce à quoi il répond en grommellant avec panache “s’il était venu avec un permis, je lui aurais moi-même mit mon fusil dans les mains”. 
Finalement, on m’amène dans une des allées où se déroulent les essais, à quelques centaines de mètres de là. On me met finalement une kalash entre les mains, et je tire une dizaine de balles dans un tas de sable, sous les yeux amusés de mes nouveaux amis qui assistent à mon dépucelage. 

Après les avoir chaudement remerciés, je quitte la sympathique bourgade de Dara Adam Khel, où l’on m’enjoint de revenir vite, et pour plus longtemps, mais avec un permis cette fois. 
Je ne me suis pas senti menacé une seule fois, et j’ai adoré cette journée exceptionnelle dont je me souviendrai probablement toute ma vie. 

Voilà pourquoi j’ai pris le temps de l’écrire. 




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Hello dear english readers, sorry for all that french nonsense… You know how it is with 'em frenchies ! Cant learn any other language than their own !

Today we take a trip back in time, to Pakistan, where I will take you with me on my infiltration of the tribal pachtouns area. Please attach yourself to your beards, and enjoy the ride

PS: You can find the videos of that day on my instagram

Peace


At the foot of the mythical Khyber Pass, a thousand-year-old passage through the mountains of the Hindu Kush linking Asia Minor to the Indian subcontinent, the city of Peshawar has always been a crossroads of trade and migration. 
It is also a fuckin mess.

Pakistan's metropolises are already not known for their organisation and comfort, but this meeting point where Afghan refugees, Baluchi warriors and wretched people from the four corners of the world mingle, is breaking records. To describe the tangle of dark bodies, skinny animals and greasy machines would take several pages and exhaust the lexical field of disorder. 
I'm not easily shocked, but I have to admit that as I walked through the city and undulated in its human traffic, I sometimes wondered what the hell I was doing there. 
Now the grey buildings have given way to fields, and the suburbs are quickly receding behind my speeding motorbike. I still have to avoid donkey-drawn carts driven by children and oil-powered trucks driven by sick people, but that's part of the new skills I've developed here. 

Une ruelle de PeshawarUne ruelle de Peshawar

The checkpoints are not wasting my time today. 
It's true that with the local dress, the Pashtun hat and the Pakistani motorbike, it's hard to tell that I'm a foreigner. The long beard I let grow is also a local fashion (a classic that the locals should not get tired of anytime soon)!

I am now in the tribal area. Although the region has been part of Pakistan since its creation in 1947, the locals are naturally a bit hot-headed, and they don't like people sticking their noses in their business. Officials in Punjab and Sindh soon realised that it would not be easy to dictate to the tribal lords, and they negotiated a special status for the region.
Society is therefore organised as it has always been here, in a radically patriarchal way and around the two most important Pashtun values: a sense of honour and hospitality.  
Another issue on which the locals have been intractable is that of weapons. Indissociable from Pashtun virility, and necessary to maintain the honour of warriors, it was already the subject of a special authorisation during the British Empire. 
My destination for the day is a small town south of Peshawar, whose name is well known to all the inhabitants of the country, and figures prominently in the history books: Dara Adam Khel. 

I passed the last checkpoint by sneaking behind one of the huge trucks, which bring the metal and coal that keep the workshops running. I now land on the central street, which is the nerve centre of all Pakistani towns.
Being here is strictly forbidden to foreigners if they are not accompanied by an escort. 
Fortunately, no one seems to guess the "Gora" (white) under my Pakistani clothes for the moment, and I set out to explore the area. 

While there are the usual vegetable, tobacco and butcher's stalls out in the open, some of the signs have more unusual fronts. 
As I expected, the AK47 reigns supreme here, but the variety of weapons on display is impressive. There are mythical rifles such as the M4A1 of the American army, daggers dating back to the Mughal Empire and gold-plated Berettas that would be perfectly at home in the hands of a Mexican cartel boss. 

A merchant, intrigued by my curiosity and appearance, calls out to me and invites me to sit in his shop which is open to the street. One underestimates how much "white privilege" opens doors in a country with almost no tourism. Traditional black tea, mixed with milk and spices, is served on top of Glock pistols, carelessly placed there. 

Beretta plaqué orBeretta plaqué or

Business as usualBusiness as usual

Having reached this point in the story, I feel it is important to explain my relationship with weapons, to avoid any potential accusations of intent. 
If I am fundamentally attached to the values of peace, brotherhood and love, it would be dishonest of me to deny a certain fascination for objects of death. 
Being only the result of my socialisation, I attribute its roots to a society which heroises warriors, and whose little boys are trained to the fascination of war through games, books, films... 
It is the little boy I was whose heart quickens when a Kalashnikov is put in his hands for the first time, but the man I have become refuses outright the idea of using it against another human being. 

Leaving my host, whose sympathy does not erase the fact that the barrier of our languages stands between us, I plunge into the back alleys and alleys that lead to the main axis. As is often the case in Pakistan, the work is done in conditions of another age, and the faces, black with grease and smoke, remain focused on the tasks they are doing on the pavement. 

The scene is striking, for what is being pressed piece by piece, and by human hand, are the sharp golden cartridges that are responsible for so much misery and grief around the world. The repetitive task and its macabre purpose do not prevent the men from smiling, and staring curiously at this stranger, who looks like a local but still smells very much like a tourist! 
All the stages in the manufacture of a weapon pass before my eyes. This one cuts the wood that will make the stock, this one works the metal that will become the barrel. 

Back on the main street, I avoid the uniforms by changing pavement, and decide to buy a knife for the nights of bivouac. In order to start the negotiations, I have to open my mouth, which means burning my blanket, as I have the Urdu level of a 5 year old. 
Fortune smiles on me then, since in the neighbouring shop, a young and debonair arms dealer speaks perfect English, and he immediately takes charge of helping me in the negotiations, then invites me to join his shop. Sitting at the back of the traditional street-facing shop, men are negotiating. Sitting cross-legged on rugs, they drink hot tea and discuss the purchase price of three assault rifles. I take a seat at the entrance of the shop with Najeeb, my new friend, to get to know him better. 
He is a computer engineer in Peshawar, but selling arms is the family business, and he and his brothers are now in charge of their father's shop. 
The negotiations have ended, the two parties part with handshakes; the buyers will return tomorrow with the money to finalise the sale. 

My new friend's brothers are as friendly and hospitable as he is, and the delicious spiced teas continue. Having guests is an honour, and a duty among the Pashtuns, and even more so when they are foreigners. I am very comfortable, and I can ask all the questions that cross my mind while the guns are being passed around in my hands. 

Yes, business is good, and no, they are not worried about the political situation. Guns are a "stable" business, although sales are obviously influenced by current events. Yes, they know where to find rocket launchers, but they don't sell them themselves. I'm just starting to ask my new friends about tribal organisation and their relationship to feminism when three uniforms come into the shop. 
It seems that I've been snitched on...

The advantage of this kind of village is that, as everyone belongs to the same tribe, there is always a way to work things out. My hosts and the bearded policemen have known each other all their lives, so I have interpreters and negotiators on my side to explain what I'm doing without a permit in the middle of a forbidden zone. In these cases, it's best to be frank, look the officers straight in the eye and apologise. My new friends get the officers to let me stay with them for lunch and to fire off a few rounds. 
Just in time, the meal arrives, and the law enforcement officer assigned to my custody sits down with us to enjoy a delicious spiced mutton stew. 

We sit in a circle on the carpet, in the stall with walls covered with automatic weapons, and share the meal in good spirits, in the Pakistani way. Everyone helps himself with his hands and pieces of bread from the common dish, and care is taken to leave the best pieces for the guests; it is a matter of family honour.
After the meal, our new friend from the marshal service is asked if he doesn't mind if I go shooting before I leave the area, to which he replies with panache, "If he had come with a permit, I would have put my rifle in his hands myself. 

My lovely bodyguardMy lovely bodyguard

Finally, I am taken to one of the test lanes, a few hundred metres away. They finally put a kalash in my hands and I fired a dozen bullets into a pile of sand, under the amused eyes of my new friends who were watching my deflowering. 

After thanking them warmly, I leave the friendly town of Dara Adam Khel, where I am told to come back soon, and for longer, but with a permit this time. 
I did not feel threatened once, and I loved this exceptional day that I will probably remember for the rest of my life. 

That's why I took the time to write about it.